Le côté sombre de la startup nation

Mathieu Lemoine, 6 mai 2020

J'ai travaillé pour 5 startups au cours des 7 dernières années, et j'ai pu travailler avec de nombreuses personnes dans le microcosme parisien des startups. La "startup nation", comme on l'appelle, est regardée aussi bien avec envie à cause de ses succès incroyables, qu'avec suspicion quant à sa capacité à brûler l'argent. Plongeons ensemble dans cet univers pour voir ce qui fonctionne vraiment, mais aussi ce qui peut en faire un environnement quelque peu inhospitalier.

Un net de brutes

La scène tech mondiale est à la pointe du progrès, essentiellement car sa nature immatérielle la libère des nombreuses contraintes du monde réel qui freinent habituellement le chemin de la recherche et des labos jusqu'aux consommateurs grand public. Alors que le prototypage et la conception d'un nouveau produit jusqu'à sa mise sur le marché impliquent généralement des mois, voire des années de travail et des millions d'euros d'investissement, dans l'IT vous pouvez prendre n'importe quelle idée business, en faire un produit fonctionnel et le livrer au monde entier en quelques semaines.

Et il y a littéralement des millions de gens qui croient qu'ils ont une idée géniale et qu'il leur manque juste un peu de travail pour la concrétiser, et qu'il faut juste qu'ils trouvent un gentil développeur pour écrire le code.

Mais il y a un piège : contrairement à la croyance populaire, il n'y a pas tellement d'argent dans la tech. Les consommateurs voient en réalité très peu de valeur dans le logiciel, et ils ne sont pas prêts à payer pour, à moins que vous n'ayez quelque chose de vraiment intéressant à leur donner en échange. Mais ce "quelque chose de vraiment intéressant" vous coûtera souvent plus cher à produire que ce que les consommateurs sont prêts à payer pour l'avoir. Seules les entreprises sont réellement prêtes à payer pour vos services, car les entreprises ont une perception plus pragmatique de vos produits, basée sur le ratio valeur/coût. Mon expérience va dans ce sens : sur les 5 startups pour lesquelles j'ai travaillé, seulement 2 gagnaient de l'argent en B2C, et seulement l'une d'entre elles était profitable. Les 3 autres étaient uniquement profitables en B2B.

Du coup s'il n'y a pas tant d'argent que ça, comment se fait-il que les GAFA dirigent le monde ? Eh bien déjà, comme je l'ai dit plus tôt, c'est un marché très accessible : quelques personnes peuvent amener un produit au monde entier avec très peu de ressources… ce qui en fait un marché libre extrêmement compétitif, à l'échelle mondiale. Ces conditions de marché ne peuvent qu'aboutir à une poignée d'entreprises à la réussite insolente qui contrôlent le marché, et une pléthore de prétendants qui tombent comme des mouches. La plupart des startups de la tech ne réussiront jamais, tout comme la plupart des joueurs de football ne seront jamais payés pour jouer, pourtant les gens se mettent à jouer car ils veulent être le prochain Messi, et ils lancent des startups car ils veulent être le prochain Google. En gros, la startup nation est une poignée de sociétés à succès, parmi une mer de startups en passe d'échouer. Ayant travaillé des deux côtés, je pense qu'il y a des leçons à tirer de chaque.

À la lumière des étoiles

Tournons nos yeux vers la lumière : ces entreprises incroyables, avec des taux de croissance à 2 ou 3 chiffres, qui lèvent des dizaines, des centaines de millions chaque année, disruptant le monde avec classe. Elles ont même maintenant leur club officiel en France, appelé le Next40. Ce sont les boîtes cool qui mènent la révolution contre le vieux CAC40. Ce n'est d'ailleurs probablement pas une coïncidence s'ils sont le même nombre : comme toute jeunesse, ils méprisent leurs aînés, tout en aspirant à avoir au moins la même réussite qu'eux. Ils finissent donc par essayer de "disrupter" et d'imiter en même temps.

Next40

Pour être honnête, il y a vraiment des gens très talentueux qui travaillent dans ces entreprises, et ils ont clairement joué un rôle décisif dans le succès de ces startups. Je dirais que le trait le plus important qu'ils ont en commun est de ne jamais se satisfaire d'assez bien : quand ils réussissent de grandes choses, ils ne s'arrêtent pas pour contempler, ils se demandent comment ils pourront faire encore mieux la fois suivante. Ils vont plus loin. Il y a des gens très bons, et qui trouvent la promesse d'une petite entreprise à succès, où ils pourront avoir un vrai impact, très alléchante.

Mais ces sociétés grossissent très vite, pour atteindre des centaines d'employés en quelques années, et la réalité les rattrape.

Le piège logistique

À moins que vous ne travailliez dans l'IA ou les maths, vous n'êtes probablement pas familier des fonctions logistiques. Une croissance exponentielle est lorsque vous continuez sans cesse de croître, et plus vous croissez, plus vous croissez. C'est ce que les entreprises essaient de faire, et au début, elles y arrivent souvent. Mais une croissance exponentielle est seulement théorique : en réalité, il y a toujours une limite à un moment donné. Par exemple, aucune entreprise sur terre ne peut avoir 10 milliards de clients, c'est impossible. Donc au bout d'un moment, votre business atteindra ce qu'on appelle le point médian : à partir de là, la croissance va commencer à ralentir à une vitesse exponentielle, jusqu'à atteindre les limites du marché. Ainsi la courbe de croissance de votre société sera en réalité une courbe en S, ce qui correspond à une fonction logistique.

Croissance logistique vs exponentielle
Ne vous laissez pas avoir par la courbe bleue, vous êtes en fait sur la rouge.

Le piège ici est que la première partie de la courbe ressemble exactement à une courbe exponentielle. Dans les startups à succès, les business plans sont construits sur ces attentes exponentielles, et tout le monde est surexcité car la réussite de l'entreprise est incroyable d'année en année. Jusqu'à ce qu'elle se rapproche du point médian et que la croissance commence à ralentir sans raison. Lorsque cela se produit, l'ambiance bascule violemment de l'euphorie générale au doute, à l'inquiétude, et dans le pire des cas, à la peur, la panique et la recherche de boucs émissaires. Je parle aussi bien des employés que des investisseurs ici. Un succès incroyable mène à des attentes incroyables, et quand vous atteignez le point médian, ces attentes deviennent soudainement irréalistes.

Une nation de zerglings

Ainsi il y a une poignée de sociétés qui réussissent dans la startup nation, et bien qu'elles finissent toutes par faire les mêmes erreurs et rapidement devenir has been comme les grosses sociétés qu'elles dénigraient, elles restent des entreprises à succès, et y travailler est généralement agréable. Mais il y a également une énorme quantité de startups à différents stades, essayant et échouant à répliquer le succès de leurs modèles.

C'est l'effet combiné de deux biais cognitifs : le biais du survivant et l'erreur fondamentale d'attribution. Le biais du survivant est le fait qu'on a tendance à concentrer notre attention sur ceux qui réussissent, sans vraiment prendre en considération ceux qui échouent. L'erreur fondamentale d'attribution est la tendance qu'on a à surestimer les causes internes et sous-estimer les causes externes. Cela crée une idée fausse que pour réussir, il suffit de faire les choses bien, et que pour faire les choses bien, il faut faire exactement comme ceux qui réussissent. Car nous pensons qu'ils sont seuls responsables de leur réussite, et car nous ne prenons pas en considération ceux qui ont essayé les mêmes choses sans succès.

Le resultat est que beaucoup de gens essaient de monter des startups en ayant trop confiance en leur réussite (ce qui n'est pas nécessairement une mauvaise chose s'il s'agit d'"optimisme raisonnable"), et ils le font en essayant constamment de comprendre et de copier les entreprises qui ont réussi avant eux. Bizarrement, je n'ai jamais entendu personne d'une entreprise à succès expliquer qu'ils en sont arrivés là simplement en copiant une autre entreprise à succès… C'est toujours : “on a fait ça et ça, et c'est la clé de notre succès”. Peut-être que la première règle pour lancer une startup est de ne pas essayer de "faire les choses bien", mais plutôt d'essayer de définir ce que vous faites différemment et pourquoi vous pensez que ça va marcher ?

Copier couler

Trouver une idée de business originale est difficile, ceci dit. Vous pouvez vous creuser la tête pendant des semaines avant d'en trouver une. Et quand vous trouvez, c'est généralement parce que vous ne connaissez pas assez bien le marché. Vous ne savez pas qu'une autre société l'a déjà fait avant vous et a échoué. Ou vous ne savez pas que toutes les entreprises du secteur y ont pensé mais ne l'ont pas fait car c'est une mauvaise idée. Mais ne vous inquiétez pas, vous n'avez pas besoin de réinventer le monde pour réussir, juste être plus ou moins innovant, amener quelque chose de plus ou moins nouveau ou différent sur le marché peut suffire.

Ainsi la plupart des startups se lancent sur des marchés déjà existants, essayant juste de trouver leur propre approche. Et ce n'est pas grave. Le vrai problème est que la plupart du temps, trop d'argent et de temps est dépensé à essayer de convaincre les consommateurs qu'ils ont une approche différente et un produit original, plutôt qu'à construire le produit lui-même.

Le marketing ne sert à rien quand vous n'avez rien qui mérite d'être marketé, et j'ai vu trop de startups lutter car elles étaient trop concentrées sur l'acquisition et la promotion et avaient une très faible proposition de valeur. De fait, la grande majorité des startups sont fondées par des gens ayant un parcours orienté marketing et commerce, tandis que très peu sont dirigées par des gens issus du produit ou de la technique. Il s'agit peut-être d'une spécificité française, car mondialement, les profils techniques sont de loin les plus représentés parmi les CEOs. Je ne cherche pas à discréditer le marketing et les marketeux : il s'agit clairement d'une partie importante de l'entreprise. C'est juste que ce n'est pas là qu'il faut commencer. Il faut toujours commencer par le produit. Et je sais qu'historiquement, le produit est considéré comme une partie intégrante du marketing (l'un des 4 Ps), mais il a depuis grossi bien au-delà pour devenir son propre domaine. J'essaierai d'expliquer dans de prochains articles pourquoi ce n'est pas une bonne idée de confiner le produit dans votre équipe marketing.

Dérapages incontrôlés

Ainsi au sein de la French tech, on trouve des super entreprises qui surfent sur cette image accrocheuse d'une silicon valley alternative, mais sous le vernis officiel, les choses sont bien plus nuancées. Puis on trouve une myriade de petites startups qui essaient, et pour la plupart échouent, d'émerger comme la nouvelle boîte tendance. Je suppose que ce sont les règles du jeu… mais je suis un peu embêté par les conséquences de cet écosystème.

Il y a une attente culturelle à ce qu'il soit difficile de travailler en startup car il y a tellement à faire et seulement une poignée de gens pour le faire, avec si peu d'argent… L'idée est que vous devez sacrifier beaucoup pour réussir, et que plus vous investissez dans le projet, plus vous obtiendrez à la fin. Il s'agit d'un autre biais cognitif appelé la croyance en un monde juste : les gens ont tendance à penser que d'une certaine manière on a ce qu'on mérite, et que donc plus on en fait, plus on a en retour.

Le résultat : des entreprises qui essaient d'extraire autant d'heures de travail que possible avec le minimum d'argent possible. Cela signifie une très grande dépendance au travail non payé ou à peine payé des stagiaires, une forte pression pour faire des heures supplémentaires (non payées) et être toujours disponible pour le travail, et beaucoup de gens finissant en burnout. Et ils ne peuvent pas s'attendre à être honnêtement compensés pour ça, car très peu de ces entreprises gagnent vraiment de l'argent.

Les gens ne devraient pas accepter ces conditions : s'ils ne peuvent pas monter un business rentable en travaillant 40 heures par semaine, travailler 60 heures par semaine n'y changera rien… sauf pour leur santé, bien sûr. Les startups devraient toujours se concentrer sur la manière la plus intelligente d'utiliser leur temps, même si cela signifie jeter à la poubelle un business plan peu efficace pour en trouver un meilleur.

La dépendance excessive à du personnel non qualifié est aussi une très mauvaise idée : bien sûr, les stagiaires et les juniors sont très capables, mais seulement s'ils sont correctement accompagnés et mentorés par des profils plus senior. Avoir une équipe extrêmement inexpérimentée peut mener à de très mauvais résultats, et également être nuisible à l'équipe elle-même, car ils ne progresseront pas aussi bien seuls que s'ils avaient travaillé avec des gens plus expérimentés.

Conclusions

L'industrie tech est un bac à sable incroyable pour voir prospérer de nouveaux businesses, mais ce n'est pas facile d'avoir une vue d'ensemble. Il y a une rude sélection naturelle, et la plupart des projets échouent. Il est vrai que beaucoup d'entre eux échouent car ils s'y prennent mal : en essayant de construire la mauvaise idée, en ne parvenant pas à s'adapter quand ils n'obtiennent pas les résultats espérés, ou simplement en ne parvenant pas à apporter de la valeur aux clients. Mais il est important de prendre aussi en compte les facteurs externes : faire les choses bien n'est pas suffisant pour garantir le succès, et on doit aussi accepter qu'il y aura toujours un risque d'échec.

Pour ceux qui réussissent, c'est pratiquement toujours car ils ont trouvé une manière de satisfaire leurs clients, et non parce qu'ils ont suivi une méthode spécifique ou qu'ils les ont appâtés avec des techniques de manipulation malhonnêtes. Mais ces startups à succès prennent la confiance très vite, et se prennent souvent un mur à pleine vitesse au bout de quelques années.

L'attention devrait toujours être centrée sur les utilisateurs, le produit que vous construisez pour eux, et comment utiliser au mieux le peu de ressources de votre société pour apporter le plus de valeur à ces utilisateurs.

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